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Trois hommes dans la lune

Commandant ® DR. Christian Brun

Dans cette après-midi du 1er janvier 1942, trois hommes attendent le feu vert sur un terrain d’aviation dans le Suffolk. Il est 14h45, ils sont sur le tarmac, impatients de monter dans l’avion. Ils ressentent un mélange de joie et de fièvre, parce que depuis le matin, les anglais, leur avait annoncé « ça y est c’est pour ce soir ».

Nous sommes donc sur le terrain de Stradishall, ces hommes procèdent à une dernière inspection destinée à enlever toute trace d’un séjour en Angleterre, ils revêtent leur combinaison de parachutiste, enfilent casques et bottes de caoutchouc. L’un d’eux emmène, avec lui ses ordres de mission et 3 millions de francs. Il est bientôt 16 h 20 et ils vont enfin pouvoir s’envoler vers la France. Mais qui sont ces trois hommes ?

Le premier est Jean Moulin, ancien préfet, il est arrivé à Londres le 20 octobre 41. Il a une idée en tête celle de rassembler tous les éléments qui commencent à résister contre l’ennemi et contre Vichy. Il a rencontré à Londres Passy puis de Gaulle qui va le charger de cette mission d’unification en zone sud.

Le second est Raymond Fassin. Il est arrivé en Angleterre le 23 juin 1940. Ancien instituteur, il est affecté à l’État major particulier du Général de Gaulle depuis le 2 septembre 1941, il appartient au service de Passy. C’est lui qui va mettre en place le service des opérations spéciales. Il est dans cette aventure l’officier de liaison.

Le dernier est Hervé Monjaret, après la déclaration du Maréchal Pétain, il envisage de s’engager au Canada. Il part le 18 juin 40 pour l’Angleterre et arrive le 19. Il rencontre Moulin en octobre. Il est, dans cette équipée, le radio.

Mais pour ces trois hommes, tout cela n’a pas été simple et l’attente fut longue. En effet, depuis plusieurs semaines, ils se préparent à repartir pour la France afin d’exécuter cette mission a priori impossible. Mais un certain nombre d’imprévus retardent le départ de l’ancien préfet et de ses deux compagnons. Un agent qui ne peut l’accueillir, de détestables conditions météo, le mauvais vouloir des Britanniques, vont imposer une prolongation de son séjour de plus d’un mois et demi. La veille de son départ prévu pour Noël, le général signe un nouvel ordre de mission instituant Jean Moulin comme son représentant et délégué du Comité national pour la zone non occupée. Son départ sera de nouveau annulé. Ce soir là, le dépit sera encore plus important parce que les conditions atmosphériques étaient favorables et que l’opération n’a pas eu lieu à cause d’une panne d’avion. Or, il est impératif que Moulin puisse repartir le plus vite possible car son absence risque de compromettre la mission.

Alors, le 31 décembre il part pour Londres et va voir le général. Il obtient qu’un avion parte quelles que soient les conditions atmosphériques. Ce sera un parachutage blind c’est-à-dire sans comité de réception sur le terrain. Cette fois ci au bout de sept tentatives les trois hommes vont enfin pouvoir s’envoler, les Anglais voulant bien risquer l’opération au clair de lune.

Outre l’attente il a fallu aussi s’entraîner, il a fallu prouver qu’ils étaient capables d’être parachutés. Pour Moulin ce fut une épreuve supplémentaire.

En effet, pour regagner la France, il devait obtenir son brevet d’aptitude et apprendre à coder et décoder les télégrammes. A partir du 30 octobre il part donc à Ringway, un vaste domaine dans la région de Newmarket, dans le Suffolk.

Ce château est une grande propriété dans laquelle les volontaires s’entraînent à l’abri des indiscrétions. Des agents de tous les pays occupés de l’Europe, viennent y faire leur stage. La plupart sont de très jeunes hommes. Moulin, à quarante deux ans est l’un des plus âgés. C’est une épreuve si fatigante le premier jour, à cause d’une séance de gymnastique intensive, que même les jeunes volontaires en sont épuisés. Aussi n’est-il pas étonnant que Passy, au cours d’un de ses sauts, ait vu Moulin, épuisé, se mettre à l’écart pour se reposer.

Une note conservée dans les archives anglaises signale : « Moulin a effectué deux sauts d’entraînement en parachute ; un au travers d’un trou dans le plancher de l’avion et le second par la porte. Il était un peu nerveux au moment du premier saut, mais il a bien réussi son atterrissage les deux fois. »

Il parachève son entraînement par l’apprentissage des codes de chiffrement et de déchiffrement qu’il effectue à Londres sous la conduite d’un spécialiste, le lieutenant Drouot.

Alors avant de les suivre dans leur périple il est indispensable maintenant de parler de cette mission.

Depuis son arrivée sur le sol anglais, ayant exposé ses points de vue, ayant montré qu’il était à même de diriger une action d’unification des réseaux, il est devenu le représentant personnel du Général et délégué du Comité national, il a pratiquement carte blanche pour unifier la résistance. Le mandat certes ne concerne que la zone sud dans l’immédiat, mais, fait important, il n’a de compte à rendre qu’à de Gaulle, nous citons ici le Général :

« Je désigne M. Jean Moulin, préfet, comme mon représentant et comme délégué du Comité national, pour la zone non directement occupée de la métropole.

  1. Moulin a pour mission de réaliser dans cette zone l’unité d’action de tous les éléments qui résistent à l’ennemi et à ses collaborateurs.
  2. Moulin me rendra compte directement de l’exécution de sa mission. »

Il va donc repartir avec trois textes microphotographiés, et avec une lettre de de Gaulle, une lettre de reconnaissance, une lettre d’intronisation pour les réseaux.

Moulin a donc rencontré les principaux personnages à Londres : De Gaulle, Passy et Diethelm dans le but de gérer les opérations, politiques, militaires et de propagande.

Mais revenons sur le terrain d’aviation. Ce sera l’occasion de rendre hommage à ces avions et à leur équipage qui ont assuré ces opérations spéciales pour le compte de la France résistante. Cet avion, c’est un bimoteur « Whitley », le numéro Z 9125. C’est un bombardier de nuit qui équipe les unités de la RAF, il est utilisé également pour le largage de parachutistes. En effet, la suppression de la tourelle inférieure a permis l’adaptation d’une trappe. C’est par cette trappe que sautèrent de nombreux agents au dessus de la France et, bien évidemment, c’est par cette trappe que nos trois hommes vont faire le grand saut sur les Alpilles. Il peut voler approximativement à 400 km/h. Il peut surtout franchir une distance de 3600 km ce qui lui permet de faire les aller retour. Son équipage est constitué d’un pilote, le sergent Jones, d’un co-pilote-navigateur, d’un opérateur radio, d’un mitrailleur avant et arrière. Toutes ces opérations délicates sont assurées par des hommes exceptionnels, des hommes de la nuit, des aviateurs de la RAF. Ces hommes effectuent des missions périlleuses sur des machines sommaires, ils ont un sens de la navigation très poussé, un sang froid remarquable et un courage hors du commun ; ils ont déposé ou parachuté en France des centaines de résistants avec une maîtrise et une expérience qu’il faut souligner.

Ainsi, le feu vert est donné, les trois hommes harnachés pour le saut s’envolent exactement à 16h20 du terrain de Stradishall.

A 16h30, ils atterrissent à Saint Eval pour faire le plein de carburant.

Le patron de la base, le Group captain Bentley, sécurise l’avion car, dans pareil cas, il est indispensable que le moins de personne possible soit au courant de ces opérations. Ils vont décoller à 20h45, direction la Provence, l’aventure va pouvoir commencer.

L’avion fait tourner ses hélices, et après le bruit assourdissant du « point fixe », les hommes voient défiler les lampes de la piste de plus en plus vite, puis l’appareil décolle, prend de l’altitude, et pique vers le sud.

Les trois compères se regardent en silence, sourire crispé, et lorsqu’ils se retournent, ils aperçoivent non loin le dispatcher, un géant sympathique, le wing commander Benham.

La nuit est déjà noire et le brouillard commence à tomber. A travers les hublots on voie les autres avions qui attendent leur heure.

Moulin, Fassin et Monjaret se regardent en silence, un sourire un peu forcé détend leur visage. Très vite, ils arrivent sur la Manche qu’ils survolent à faible altitude. La nuit est maintenant très claire.

C’est alors seulement que Moulin leur fait part de la destination : ils vont en Provence, près de Salon. Il leur explique qu’il a prévu d’être largué à proximité d’une petite bergerie qu’il possède là-bas. Ils doivent y passer le reste de la nuit ; ensuite, ils aviseront. Il leur donne alors ses dernières instructions : une fois au sol, repérer le poste émetteur, ils doivent se retrouver près de lui et l’enterrer. Pour se reconnaître dans la nuit, ils siffleront les premières notes d’un air connu : « Y’a un nid dans l’poirier, j’entends la pie qui chante… » Les dernières consignes données les trois compagnons n’ont plus qu’à attendre.

Sur la Manche les mitrailleuses entrent en action. Les trois hommes sont surpris, mais finalement, après explications, ce sont les mitrailleurs qui essaient leurs armes comme il est d’usage à chaque départ de mission.

La lune brille dans un ciel sans nuage. La nuit est glaciale, la carlingue est mal protégée du froid. Ils traversent donc la Manche aux ras des flots, puis lorsque les côtes françaises apparaissent, l’avion prend de l’altitude. Soudain, les canons de la Flack se mettent à crépiter et les projecteurs se mettent en action ; les obus éclatent autour de l’avion. D’un coup, il vire et pique vers la terre, le pilote a fait une manœuvre pour éviter d’être pris dans le faisceau d’un projecteur. Plus de peur que de mal, l’avion continue sa route.

La ligne dangereuse est maintenant dépassée, mais l’alerte a été chaude. Fassin, lieutenant aviateur, est demeuré impassible, les visages de Moulin et de Monjaret ne reflètent pas la sérénité, ils s’enfoncent alors dans leur matelas pour tenter de trouver le sommeil.

La route se poursuit, mais apparemment l’avion n’a pas pris la bonne car ils vont survoler Cherbourg et Saint-Nazaire.

Ils se dirigent vers les Pyrénées, vire au dessus de Perpignan puis prennent la direction des Alpilles.

Jean Moulin dort profondément, le dispatcher est obligé de le secouer pour le tirer de sa somnolence quand, à une heure du matin, les trois hommes sont prévus pour être largués dans peu de temps.

Il est alors deux heures lorsque le pilote arrive sur la dropping zone. Moulin à ce moment là, en tant que chef de l’opération, se lève et se met en position de saut, les pieds dans le vide. La trappe est ouverte et bientôt la lumière rouge s’allume. Les minutes s’écoulent, interminables, et l’ordre de sauter ne vient pas. Le pilote leur fait savoir que le navigateur n’arrive pas à trouver la zone de largage. Le dispatcher demande à Moulin de retirer ses pieds de la trappe et d’attendre dans une position moins inconfortable. Le Whitley vole maintenant très bas. Dans l’avion, il fait un froid de loup. Moulin s’est enveloppé la tête dans son épaisse écharpe de laine nouée sur le sommet du crâne.

Puis, au bout de 30 mn, ils se préparent à nouveau, car le pilote a annoncé qu’il était au dessus de l’objectif, c’est-à-dire à 4 km à l’est d’Eygalières et à 34 km au sud-est d’Avignon, la lumière rouge est allumée. Les hommes retiennent leur souffle, l’œil fixé sur le point rouge. Debout, Fassin et Monjaret attendent le signal vert. La lumière rouge clignote et s’éteint pour faire place au feu vert : c’est le GO libérateur.

Le pilote avait annoncé « it’s exactly the point » et pourtant, malgré le croquis que Moulin avait fait, ils vont atterrir entre 15 et 20 km du lieu prévu c’est-à-dire non loin de Fontvieille. D’après Fassin et Monjaret ils auraient été largués trop haut, à plus de 500 m.

C’est Moulin qui a sauté en premier, puis Fassin et enfin Monjaret.

Les trois parachutes descendent dans la nuit, l’émetteur suit.

Il y a du mistral et les hommes, déportés, se séparent.

Monjaret s’affale près d’un bosquet, la cheville tordue.

Fassin n’a pas de problème.

Moulin quant à lui tombe dans un bourbier et a de la peine à s’extirper.

La radio sous le choc est apparemment hors service.

Monjaret a donc atterri près d’une haie de cyprès derrière laquelle son parachute s’affaisse. Il a défait son harnachement, ses oreilles encore bourdonnantes du fracas des moteurs. Son parachute replié, il se met en quête de ses compagnons. Au bout d’une heure, il aperçoit une silhouette, il siffle alors l’air convenu, pas de réponse, il siffle à nouveau, en vain. Tant pis, il arme son colt et s’approche : c’est Moulin, grelottant qui lui explique qu’il est tombé dans un endroit humide.

Les deux hommes se mettent alors à la recherche de Fassin qu’ils trouvent en train de creuser un trou pour y enterrer le poste de radio non loin duquel il a atterri. Il est tard et le jour se lève, ils ont juste le temps de creuser un deuxième trou, pour y enterrer un de leur équipement. Pressés, ils enroulent les deux autres et ils les cachent dans un caniveau au milieu des broussailles. Les trois hommes partent à la rencontre de leur destin.

Il commence à faire jour, il fait froid. Pour ne pas risquer de se faire repérer en traversant Eygalières, ils décident alors de se séparer. Chacun de son côté doit rejoindre le point de ralliement. Avant de quitter Monjaret, Moulin lui fait quelques recommandations. Monjaret sera arrêté par les gendarmes à qui les paysans ont signalé un groupe de trois hommes aux allures suspectes. Les faux papiers sont bien établis et l’histoire dictée par Moulin, vraisemblable, ils le laissèrent donc aller. En poursuivant son chemin il va s’égarer et atterrir à Plan d’Orgon sur la Nationale 7 où il prend l’autocar en direction de Marseille.

Quant à Moulin et à Fassin ils traversent les Alpilles en diagonale et marchent plusieurs heures soit dans les fourrés, soit sur la petite route qui va de Fontvieille à Eygalières avant d’atteindre la Lèque. Moulin arrive à la Lèque une heure avant Fassin. Jean trouve la clef sous la pierre habituelle, allume le feu dans l’âtre et tire l’eau du puits. Ils se restaurent un peu, sans trop calmer leur faim. Ils préparent une couche de brindilles et passent la fin de la journée et la nuit à se reposer.

Au petit jour, le lendemain 3 janvier, ayant nettoyé sommairement leurs vêtements et séché leurs chaussures, ils quittent leur refuge, non sans avoir caché des papiers, de l’argent et des armes.

Moulin marche jusqu’à Saint-Andiol à 11km, c’est le berceau familial. Il retire ses tickets de rationnement, télégraphie à sa sœur et sa mère : il sera auprès d’elles le soir même à Montpellier à 20 heures. Il montrera à Laure les documents de Londres.

Fassin quant à lui va attendre un car sur la nationale 113, entre Tarascon et Cavaillon, à 4 km environ au nord de la Lèque. L’histoire peut alors commencer.

Arrivé à Londres comme messager des mouvements métropolitains, Jean Moulin en repart comme chargé de mission du mouvement de la France Libre ; c’est là son premier exploit, lui qui est seul en 40, lui qui n’est le représentant de personne à cette époque devient en somme le représentant, l’intermédiaire officiel entre la France de l’intérieur et celle de Londres.

Il est venu en Angleterre pour explorer les possibilités d’accords entre les autorités anglaises et le général de Gaulle et les mouvements de résistance, et pourtant il n’est pas gaulliste, mais une véritable conversion va s’opérer. Cette communion il va la pousser jusqu’à faire accepter le fait que c’est autour du général que la légitimité politique doit s’opérer et autour de lui que l’on doit reconstituer l’unité nationale.

Alors on peut maintenant se poser la question suivante pourquoi un tel rapprochement entre les deux hommes. Peut être pouvons-nous répondre en disant que c’est :

Parce que tous les deux avaient la passion de la France et cette volonté immense de réussir.

Parce qu’ils se ressemblaient étrangement et étaient tous les deux possédés par la chose patriotique.

Parce que tous les deux se sentaient des serviteurs de l’état et avaient une conception de l’honneur que l’on pourrait qualifier d’intemporelle.

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